au bord du gouffre • pv sang-de-braise

Sa vipère enroulée autour du cou, Shashem attend. Elle est assise là, sur le rebord d’un ponton, ses pieds nus effleurant l’eau réchauffée par le soleil. Son visage est abaissé, laissant apparaître derrière sa crinière brune une nuque gracile. D’un geste nerveux, elle rabat son châle sur ses épaules. Elle aurait préféré exposer davantage de peau à la brise, mais la morsure du soleil lui a vite fait changer d’avis. Même les petites écailles éparpillées çà et là ne l’en protègent pas.

Elle attend, sans trop savoir quoi, ni comment. Ses prunelles fendues jamais ne quittent la surface ridée de l’eau. Elle se pince les lèvres. Se balance un peu. Hésite.

Plonger, ou non ?

Onde-Nuit en rêve – il en crèverait même. De sentir à nouveau l’eau du monde réel lui caresser la peau. Il se souvient de l’ondée changeante, insoumise et imprévisible, qui jadis l’a étreint comme un cocon vivant. Il se souvient des gouttes fraîches sur son derme lisse, une fois la surface retrouvée. Et il se souvient d’avoir nagé, nagé, et dansé avec l’amante invisible. Rien à voir avec celle, immobile et soumise, de ses abysses mentaux.

La jeune femme se redresse, plissant les yeux. Là-bas, une barque de pêcheurs de perles, bénie par les prêtresses de Damar, vient de larguer les amarres. Elle glisse avec lenteur du port, soutenant une petite dizaine de pêcheurs. Onde-Nuit se souvient aussi des faibles humains. De la grâce de certains nageurs, rares joyaux parmi les êtres de chair. Car il a vu nombre d’entre eux périr en tombant de leur bateau, ou en se noyant dans leur propre bain. Et une certitude lui manque pour se décider.

Shashem sait-elle nager ?

À sa connaissance, les draconiens n’ont jamais vraiment connu l’eau. Qu’en est-il de leur descendance ? Il n’en sait trop rien. Et ne voudrait pas faire courir le risque à sa petite enveloppe. L’idée même lui tord le ventre. Le djinn se surprend encore, d’ailleurs, à réagir aussi physiquement à des concepts aussi abstraits que les émotions. Il inspire, s’imprégnant de l’iode pur du port d’Armina. Tant pis. Et, le jour venu, il lui apprendra à nager. Alors, elle connaîtra le bonheur de plonger.

Les orteils de la draconienne dansent avec les petits cercles qui se déploient à la surface de l’eau. Ses deux mains s’appuient sur le rebord du ponton de pierre. Aujourd’hui devrait être un jour paisible. Les gens lui parleraient plus ou moins mal, lui refuseraient les besoins les plus simples, ou bien leur charité serait poussée par un besoin égoïste de reconnaissance. Puis remerciée et admirée par tout un chacun, tandis que sa bénéficiaire serait gré de hocher la tête et de sourire.

Oui, aujourd’hui devrait être un jour paisible.
Sauf si…

Sauf si l’aura brûlante d’un Ifrit qu’il connaît bien se fait ressentir. D’un coup, Shashem se redresse, bousculant au passage le sommeil de sa compagne reptilienne. Le Merid observe les alentours, l’échine tendue, les pupilles encore plus fendues. Onde-Nuit ne sait s’il a hâte de le trouver, ou s’il a peur. Après des siècles d’emprisonnement, il doit être prêt à enflammer tout et n’importe quoi. En temps normal, Onde-Nuit se serait volontiers laissé embraser pourvu qu’il se tienne tranquille. Désormais… Se préserver est plus important.

Là. Il croit reconnaître dans cette petite femme blonde les braises astrales qu’il cherche. Le djinn pèse ses mots ; les salutations ordinaires seraient de mauvais ton sur un port grouillant d’humains. Shashem s’approche un peu, pas à pas, et lance :

« Belle journée, n’est-ssce pas ? »

Avant de lui adresser un sourire éblouissant.